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LA PLAINE DE LA PEUR
« Hé, Toubib ! » Le lieutenant était sorti. « Quoi ?
— Fais-toi remplacer par Traqueur. » Mon tour de garde touchait à son terme, à quelques minutes près. « Chérie te demande. »
J’ai consulté Traqueur du regard. Il a haussé les épaules. « Vas-y. » Il s’est posté face à l’ouest. Parole, on aurait dit qu’il venait d’allumer sa vigilance. Comme si d’un coup il était devenu l’ultime sentinelle.
Même Saigne-Crapaud le Chien a ouvert un œil et l’a rejoint pour monter le guet.
Je lui ai caressé le crâne du bout des doigts en partant, dans un geste que je voulais amical. Il a grondé. « Continue comme ça », ai-je murmuré en rejoignant le lieutenant.
Il avait l’air gêné. En général, il est plutôt impassible, le lascar.
« Qu’est-ce qu’il y a ?
— Elle ne veut pas démordre d’une lubie. »
Aïe.
« À quel propos ?
— Rouille.
— Ah ouais ? Génial ! Racontez-moi tout ça vite fait. Je croyais que ce n’était qu’une idée en l’air. J’imagine que vous avez argumenté pour l’en dissuader ? »
On aurait tendance à croire qu’un homme peut s’habituer à puer au bout de quelques années. Mais, tandis que nous descendions dans notre antre, j’ai froncé le nez, pincé les narines malgré moi. Impossible d’entasser trop de monde dans un puits sans ventilation. On n’a même pas le minimum.
« J’ai essayé. Elle m’a répondu : “Chargez la carriole ; si la mule est aveugle, c’est mon problème.”
— Elle a raison la plupart du temps.
— C’est une stratège de génie. Mais, punaise, ça ne veut pas dire qu’elle peut concrétiser tous les plans farfelus qu’elle cogite dans ses rêves. Certains de ses rêves sont des cauchemars. Bon sang, Toubib. Il y a le Boiteux, là-bas. »
Nous avons mis le sujet sur le tapis dès notre arrivée à la salle de conférence. Silence et moi sommes montés au créneau parce que nous avions ses faveurs. Rarement ai-je assisté à une telle unanimité au sein des frères. Même Gobelin et Qu’un-Œil parlaient d’une seule voix, or ces deux-là sont capables de se battre pour savoir s’il fait jour ou nuit quand le soleil est au zénith.
Chérie tournait en rond comme un fauve en cage. Elle avait des doutes. Et ces doutes la harcelaient.
« Deux Asservis à Rouille, ai-je insisté. C’est ce qu’a dit Cordeur. L’un d’eux est notre plus ancien et pire ennemi.
— Qu’on les batte et c’est tout leur plan de campagne qui s’en trouve anéanti.
— Qu’on les batte ? Ma fille, c’est du Boiteux que tu parles. Il me semble avoir démontré par le passé qu’il était invincible.
— Non. Tu as démontré qu’il pouvait survivre si on n’employait pas les grands moyens. Tu aurais dû le brûler. »
Ben voyons. Ou le réduire en miettes pour nourrir les poissons, ou le balancer dans une cuve d’acide ou un bain de chaux vive. Mais, pour ce genre de traitement, il faut du temps. Or nous avions la Dame en personne aux fesses. Bienheureux que nous nous en soyons tirés.
« Supposons que nous arrivions là-bas sans nous faire repérer – ce qui me paraît impossible – et que nous les prenions complètement par surprise, de combien de temps disposerions-nous avant que tous les Asservis nous tombent sur le râble ? » Mes mains parlaient par signes énergiques, j’étais plus en rogne qu’effrayé. Je n’ai jamais rien refusé à Chérie. Mais, en cet instant, j’étais prêt à m’y résoudre.
Ses yeux ont jeté des éclairs. Pour la première fois, je la voyais lutter pour se maîtriser. « Si vous n’acceptez pas mes ordres, vous n’avez rien à faire ici, a-t-elle répondu par signes. Je ne suis pas la Dame. Je ne sacrifie pas mes pions pour des objectifs dérisoires. Je vous accorde que l’opération comporte beaucoup de risques. Mais largement moins que vous le prétendez. Et son impact potentiel dépasse amplement ce que vous supposez.
— J’aimerais en être convaincu.
— Je ne peux pas en dire plus. En cas de capture, vous ne devez pas savoir. »
Comme de bien entendu. « Cela seulement suffirait à mettre les Asservis sur une piste. » Peut-être que j’avais plus peur que je ne voulais bien l’admettre. Ou peut-être était-ce juste le contraire, un cas sans précédent.
« Non », a-t-elle rétorqué par signe. Elle a failli ajouter quelque chose mais s’est retenue.
Silence m’a posé la main sur l’épaule. Il abandonnait la partie. Le lieutenant s’est joint à lui. « Tu dépasses la mesure, Toubib.
— Si tu refuses d’obéir, Toubib, va-t’en », a répété Chérie.
Elle le pensait. Vraiment ! J’en suis resté comme deux ronds de flan.
« C’est bon ! » Je suis sorti en tapant du pied. J’ai regagné ma chambre, compulsé mes sempiternelles vieilles paperasses, bien évidemment sans découvrir le moindre élément nouveau.
On m’a fichu la paix un moment. Et puis Elmo s’est pointé. Sans crier gare. Levant les yeux, je l’ai trouvé appuyé contre le cadre de la porte. En cet instant, ma prestation commençait à m’inspirer quelque honte. « Ouais ?
— Courrier », a-t-il annoncé en me lançant un autre de ces paquets de toile cirée.
Je l’ai attrapé au vol. Elmo est reparti sans m’expliquer d’où il le sortait. Je l’ai posé sur mon bureau et me suis interrogé. Qui ? Je ne connaissais personne à Aviron.
Y avait-il une ruse là-dessous ?
La Dame est patiente et rusée. Je ne pouvais écarter la possibilité qu’elle ourdisse une manœuvre en m’utilisant.
J’ai bien dû y réfléchir une heure avant d’ouvrir le paquet à contrecœur.